13
— Amélia, qu’est-ce qui marche contre les fées ?
Après une bonne nuit de sommeil, je me sentais déjà beaucoup mieux. Le patron d’Amélia était parti je ne sais où et lui avait donné son après-midi.
— Un truc qui agirait comme une répulsive anti-fée, tu veux dire ?
— Oui, ou qui pourrait les tuer, même. Mieux vaut ça que de se faire trucider, non ? Il faut que je puisse me défendre.
— Je ne m’y connais pas trop dans ce domaine. Les fées sont tellement rares, tellement discrètes... Je n’étais même pas sûre qu’elles existent encore avant que j’entende parler de ton arrière-grand-père. Tu as besoin d’une sorte de Baygon spécial fées, quoi ?
— Je sais ! me suis-je exclamée, frappée d’une soudaine illumination. J’ai déjà ce qu’il me faut, Amélia !
J’en aurais presque sauté au plafond. Ça faisait des jours que ça ne m’était pas arrivé. J’ai examiné les compartiments dans la porte du réfrigérateur. Banco ! La petite bouteille de plastique jaune en forme de citron était bel et bien là.
— Il ne me reste plus qu’à acheter un pistolet à eau au supermarché, ai-je ajouté. On n’est plus en été, mais ils doivent sûrement en garder au rayon jouets.
— Et ça marche ?
— Eh oui ! Un petit secret bien gardé des fées. Le moindre contact avec du citron peut leur être fatal. Et j’ai cru comprendre qu’ingéré, l’effet était encore plus rapide. Si tu arrives à le pulvériser dans la bouche ouverte d’une fée, ça fait une fée en moins.
— On dirait que tu es dans de sales draps, Sookie, a commenté Amélia en posant sur la table le livre qu’elle était en train de lire.
— Tu l’as dit.
— Tu veux qu’on en parle ?
— C’est compliqué. Difficile à expliquer.
— Je connais la définition de «compliqué », merci.
— Désolée. Eh bien... ce serait peut-être plus prudent que tu ne sois pas au courant des tenants et des aboutissants de l’affaire. Tu crois que tu pourrais m’aider ? Est-ce que tes boucliers magiques protègent aussi la maison contre les fées ?
— Je vais vérifier, m’a répondu ma coloc de ce ton pénétré qu’elle prenait quand elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’on lui demandait. Quitte à appeler Octavia au besoin.
— Ce serait bien. Et, si tu as besoin d’ingrédients quelconques pour tes sorts, l’argent ne sera pas un problème.
J’avais reçu un chèque, le matin même, émis par la société qui gérait les biens de Sophie-Anne. Maître Cataliades avait tenu parole et m’avait fait envoyer l’argent que la défunte reine de Louisiane me devait. Je comptais le déposer à la banque en allant travailler.
Amélia a pris une grande inspiration, comme pour se donner de l’élan, puis... elle a calé. J’ai patienté.
Ma coloc étant une émettrice hors pair, je savais pertinemment de quoi elle voulait me parler. Mais, pour ne pas menacer l’équilibre de notre relation, j’ai tenu ma langue et je me suis contentée d’attendre qu’elle veuille bien se décider.
— J’ai su par Tray, qui a encore deux ou trois copains dans la police, que Whit et Arlène niaient farouchement toute implication dans le meurtre de Crystal. Ils... Arlène dit qu’ils prévoyaient de faire de toi un exemple pour montrer aux gens ce qui arrive à ceux qui traînent avec les Cess et les vampires, que c’était la mort de Crystal qui leur en avait donné l’idée.
Ma bonne humeur s’est volatilisée d’un coup. J’ai senti une grosse déprime me tomber dessus à la vitesse grand V. Je le savais déjà, mais l’entendre énoncer à haute voix... C’était encore plus horrible. J’ai préféré ne pas m’appesantir sur le sujet.
— Est-ce que Tray a une idée de ce qu’ils risquent ? lui ai-je finalement demandé.
— Ça dépend. Si les analyses montrent que la balle qui a touché l’agent Weiss était à Donny... eh bien, il est déjà mort. Et Whit peut toujours dire qu’on lui tirait dessus et qu’il s’est défendu, qu’il ne savait rien d’un coup monté pour te coincer, qu’il était juste venu voir sa petite amie et que, par hasard, il se trouve qu’il avait des bouts de bois dans son pick-up.
— Et Helen Ellis ?
— Elle a dit à Andy Bellefleur qu’elle était passée prendre les gosses parce qu’ils avaient vraiment un super bulletin de notes et qu’elle leur avait promis de les emmener au Sonic manger une glace pour les récompenser. En dehors de ça, elle ne sait rien de rien.
Vu l’expression de ma coloc, il était clair qu’elle n’en croyait pas un mot.
— Donc, Arlène est la seule à s’être mise à table.
J’ai essuyé la plaque du four. J’avais fait des sablés, dans la matinée. Excellente thérapie, la pâtisserie. Efficace et pas chère. Ça vaut tous les psys.
— Ouais, mais elle peut se rétracter d’une minute à l’autre. Elle était vraiment secouée quand ils l’ont interrogée. Mais elle va se reprendre. Trop tard, peut-être. On peut l’espérer, du moins.
J’avais vu juste : Arlène était bien le maillon faible.
— Elle s’est trouvé un avocat ?
— Oui. Elle ne pouvait pas se payer Sid Matt Lancaster, alors elle a engagé Melba Jennings.
— Mmm, joli coup ! ai-je commenté d’une voix songeuse.
Melba Jennings avait à peine deux ans de plus que moi. Elle était la seule Noire de Bon Temps à avoir fait son droit. On disait qu’elle avait la dent dure (non, non, ce n’était pas une vampire) et que c’était une avocate extrêmement agressive. Certains prétendaient même que ses propres confrères se donnaient un mal fou pour l’éviter.
— Ça gommera un peu son côté sectaire, ai-je ajouté.
— Ça ne trompera personne, à mon avis. Mais Melba... Hou ! c’est un vrai pitbull, cette fille-là !
Melba avait fait quelques petites visites au cabinet d’assurances où travaillait Amélia pour le compte de certains de ses clients.
— Bon. Je crois que je vais aller faire mon lit, a déclaré Amélia en se levant et en s’étirant comme un chat. Hé ! On va au ciné à Clarice, ce soir, avec Tray. Tu veux venir ?
— Tu essaies toujours de m’inclure dans tes rendez-vous avec Tray... Tu ne t’es pas déjà lassée de lui, j’espère ?
— Pas de danger ! a rétorqué ma coloc, un peu étonnée. Je le trouve même génial, si tu veux tout savoir. Non, c’est son pote, Drake, qui n’arrête pas de lui casser les pieds pour qu’il lui arrange un rendez-vous avec toi. Drake t’a vue au bar et il voudrait te rencontrer.
— C’est un lycanthrope ?
— Non, juste un type ordinaire. Il te trouve mignonne.
— Je ne fais pas dans l’humain de base, lui ai-je annoncé avec un petit sourire en coin. Ça... ne fonctionne pas très bien. C’est même carrément désastreux, pour ne rien te cacher. Imagine un peu que tu saches en permanence tout ce que ton mec pense de toi...
Sans compter le problème Eric. Notre relation n’était peut-être pas très bien définie, mais elle n’en était pas moins... intime.
— Garde quand même ça dans un coin de ta tête. Drake est vraiment craquant, tu sais. Et, par « craquant », j’entends chaud bouillant.
Amélia ayant regagné ses quartiers au premier, je me suis servi un verre de thé glacé. Puis j’ai essayé de bouquiner, mais impossible de me concentrer. J’ai fini par laisser tomber et je suis restée là, le livre ouvert sur la table, les yeux dans le vague.
Je me demandais ce qu’étaient devenus les enfants d’Arlène. Étaient-ils chez sa vieille tante qui habitait Clarice ou avec Helen Ellis ? Est-ce que Helen était assez proche d’Arlène pour garder Cody et Lisa ?
Je ne réussissais pas à me débarrasser d’un torturant sentiment de culpabilité. Je me sentais responsable de la terrible situation dans laquelle se trouvaient désormais les gosses. Encore un article à ajouter à ma longue liste des trucs à endurer en silence. La vraie responsable, dans l’histoire, c’était leur mère. Et je ne pouvais rien y faire.
Sur ces entrefaites, le téléphone a sonné. Je me suis levée pour aller décrocher.
— Allô ? ai-je répondu sans grand enthousiasme.
— Mademoiselle Stackhouse ? Sookie ?
— Elle-même.
Polie mais formelle.
— Remy Savoy à l’appareil.
L’ex de ma cousine Hadley, décédée l’année précédente (décédée définitivement, j’entends, car c’était une vampire), et père de son unique enfant.
— Ravie que vous appeliez. Comment va Hunter ?
Hunter était un « enfant prodige », Dieu le bénisse.
Il avait hérité du même « don » que moi.
— Bien. Euh... à propos de ce truc...
— Oui.
Ah ! On allait parler télépathie.
— Sous peu, il va avoir besoin de... de conseils. Il ira bientôt au jardin d’enfants. Ils vont s’en apercevoir. Peut-être pas tout de suite, je veux dire, mais tôt ou tard...
— Han han, ils s’en apercevront rapidement.
J’ouvrais déjà la bouche pour proposer à Remy de m’amener Hunter, un jour où je serais de repos, ou d’aller moi-même à Red Ditch, lorsque je me suis rappelé que j’étais la cible d’une armée de fées bien décidées à m’éliminer. Pas vraiment le moment idéal pour recevoir la visite d’un petit bout de chou. Rien ne me disait que les fées ne me suivraient pas jusque chez Remy, en plus. Pour l’instant, elles n’étaient pas au courant, pour Hunter. Je n’avais même pas parlé des talents cachés de mon jeune neveu à Niall. Si mon arrière-grand-père ne le savait pas, peut-être que ses ennemis ne l’avaient pas découvert non plus.
Tout compte fait, autant ne pas prendre de risques inutiles.
— J’ai vraiment très envie de le revoir et d’apprendre à mieux le connaître. Et je l’aiderai de mon mieux, je vous le promets, lui ai-je assuré. Malheureusement, en ce moment, ce n’est tout simplement pas possible. Mais on a encore un peu de temps avant son entrée au jardin d’enfants... Dans un mois, peut-être ?
— Oh !
Remy a eu l’air dépité et un peu déstabilisé, à l’autre bout du fil.
— J’espérais vous l’amener ce week-end, vu que je suis de congé, m’a-t-il expliqué.
— Le fait est que j’ai un petit problème à résoudre, là. Quand il sera résolu...
Si je suis encore vivante... Non, je préférais ne pas penser à ça. J’ai cherché une excuse acceptable... Mais bien sûr ! J’en avais une toute trouvée.
— Ma belle-sœur vient de mourir, ai-je prétexté. Est-ce que je pourrais vous rappeler quand je ne serai plus plongée dans les détails de...
Je ne savais pas trop comment envelopper la chose.
— Je vous appellerai bientôt, promis, ai-je abrégé. Et, si vous n’êtes pas de congé à ce moment-là, peut-être que Kristen pourrait m’amener Hunter.
Kristen était la petite amie de Remy.
— Eh bien, justement, c’est ça le problème. Enfin, en partie, m’a répondu Remy, d’un ton las sous lequel on percevait pourtant une petite pointe d’amusement. Hunter a dit à Kristen qu’il savait qu’elle ne l’aimait pas vraiment et qu’elle devrait « arrêter de penser à son papa tout nu ».
J’ai pincé les lèvres pour ne pas rire. Peine perdue.
— Je suis absolument désolée, me suis-je excusée. Comment Kristen l’a-t-elle pris ?
— Elle a fondu en larmes. Puis elle m’a dit qu’elle m’aimait, mais que mon gamin était un monstre, et elle est partie.
— Difficile d’imaginer pire scénario. Euh... est-ce que vous croyez qu’elle en parlera autour d’elle ?
— Je ne vois pas ce qui l’en empêcherait.
Voilà qui résonnait désagréablement en moi – je n’avais pas eu une enfance très heureuse.
— Je suis désolée, Remy, ai-je répété.
Je ne l’avais rencontré qu’une fois, mais il m’avait semblé être un brave type, et il était évident qu’il adorait son fils.
— Si ça peut vous rassurer, j’ai survécu, ai-je ajouté.
— Vos parents aussi ?
À sa décharge, il avait un sourire dans la voix.
— Non. Mais ça n’avait rien à voir avec moi. Ils ont été emportés par une crue, en rentrant, un soir. Il pleuvait à torrents ; on n’y voyait rien à deux pas et l’eau était aussi noire que la route. Ils se sont engagés sur le pont et ils ont été balayés par le flot.
Ça a fait comme un bip dans la tête, une sorte d’avertisseur pour me signaler qu’il y avait là quelque chose d’important, une idée à creuser...
— Oh ! Pardon, je plaisantais, a murmuré Remy, manifestement horrifié.
— Pas de problème. Vous ne pouviez pas savoir, lui ai-je dit, ainsi qu’on le fait toujours dans ces cas-là.
J’ai promis de le rappeler quand j’aurais « un peu de temps libre » (autrement dit : quand je ne me baladerais plus avec une cible dans le dos. Mais j’ai épargné à Remy ces précisions inutiles) et on en est restés là. J’ai raccroché et, pour la première fois depuis bien longtemps, assise là, sur le haut tabouret, à l’angle du plan de travail de la cuisine, j’ai repensé à la mort de mes parents. Il s’était produit dans ma vie quelques tristes événements, mais c’était le plus triste de tous. J’avais dix ans, à l’époque, mes souvenirs n’étaient donc pas très précis. Mais on en avait beaucoup reparlé, durant toutes ces années, bien sûr, et ma grand-mère nous avait souvent raconté cette histoire – de plus en plus souvent, en vieillissant. C’était toujours le même scénario : la pluie torrentielle, la route qui descendait dans la petite cuvette où serpentait le cours d’eau, l’eau noire... et nos parents emportés dans la nuit. Leur pick-up avait été retrouvé le lendemain ; leurs corps, un ou deux jours plus tard.
Je me suis habillée pour aller bosser en pilote automatique. Je me suis fait une queue de cheval très serrée, en lissant bien au gel pour qu’aucun cheveu ne dépasse. J’étais en train de lacer mes tennis quand Amélia a dévalé l’escalier en claironnant ce qu’elle avait découvert dans son livre de sorts :
— La meilleure arme pour tuer une fée, c’est le fer !
Elle m’a regardée d’un air triomphant, rayonnante de fierté. Ça me navrait de devoir lui gâcher son petit effet. Le citron marchait mieux. Mais bon, pas vraiment évident de faire avaler un citron à une fée sans qu’elle s’en aperçoive.
— Je le savais déjà, lui ai-je répondu, en m’efforçant de ne pas avoir l’air trop déçue. J’apprécie le mal que tu t’es donné, je veux dire, mais il faut que je trouve un truc pour les mettre K-O.
Pour avoir le temps de filer. Je ne savais pas si je pourrais supporter de repasser mon allée au Karcher anti-fées.
Évidemment, entre tuer l’ennemi et le laisser m’attraper et faire de moi ce qu’il voulait, le choix était vite fait.
Amélia s’était préparée pour son rendez-vous avec Tray : elle portait un jean griffé avec un joli haut décolleté et... des talons aiguilles. Un look inhabituel pour elle.
— En quel honneur, les hauts talons ? lui ai-je demandé.
J’ai eu droit à un sourire éclatant – Amélia a des dents de pub pour dentifrice.
— Tray aime bien, m’a-t-elle expliqué. Avec un jean ou... sans. Tu verrais ma lingerie !
— Non, merci.
— Si tu veux nous retrouver après le boulot... Je parie que Drake sera là. Il tient absolument à faire ta connaissance. Et il est vraiment mignon, tu sais. Quoique... je doute que ce soit ton genre, à la réflexion.
— Pourquoi ? Il ressemble à quoi, ce Drake ?
Simple curiosité, sans plus.
— C’est là le hic. Il ressemble furieusement à... ton frère, m’a-t-elle annoncé, en me dévisageant d’un air incertain. De quoi te faire fuir, hein ?
J’ai cru que je me vidais de mon sang. Je m’étais levée pour partir, mais je suis retombée sur mon siège comme une masse.
— Sookie ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Sookie ?
Ma coloc papillonnait autour de moi, dévorée d’anxiété.
— Amélia, ai-je croassé, il faut que tu évites ce type. Et je ne plaisante pas. Ne l’approchez pas, Tray et toi. Et, pour l’amour du Ciel, ne lui raconte rien sur moi.
À voir son air coupable, j’ai compris qu’il était déjà trop tard. Amélia avait beau être une sorcière douée, elle ne le sentait pas toujours, quand les gens n’étaient pas vraiment... des gens. Pas plus que Tray, apparemment, ce qui était plus étonnant. Étant un lycanthrope, il aurait dû être alerté par le délicieux parfum des fées. Mais peut-être que Dermôt pouvait masquer son odeur, comme son père, Niall.
— C’est qui ?
Ma coloc était aux cent coups : je lui avais fichu une trouille bleue. Parfait.
— C’est... euh... ai-je bredouillé, cherchant vainement une explication. Quelqu’un qui veut me tuer.
— Est-ce qu’il y a un rapport avec la mort de Crystal ?
— Je ne crois pas, non.
J’ai essayé d’étudier cette éventualité avec toute l’objectivité requise. Mais, manifestement, ma raison s’y refusait.
— Ça me dépasse, a alors soupiré ma coloc. Pendant des mois – enfin, des semaines –, on n’a rien à se mettre sous la dent que la bonne vieille routine. Et, brusquement, boum ! Voilà que tout nous explose à la figure.
Elle avait levé les mains en l’air – pour mimer l’explosion en question, je présume.
— Tu peux retourner à La Nouvelle-Orléans, si tu veux, lui ai-je proposé, la gorge un peu serrée quand même.
Certes, Amélia savait qu’elle pouvait partir quand bon lui semblait. Mais je tenais à ce que ce soit clair. Je ne voulais pas la mouiller dans mes histoires, à moins qu’elle ne choisisse délibérément de se faire mouiller. Enfin, façon de parler.
— Non, a-t-elle répliqué d’un ton ferme et définitif. Je suis bien ici. Et ma maison de La Nouvelle-Orléans n’est pas encore prête, de toute façon.
Elle répétait toujours ça. Non que j’aie voulu qu’elle s’en aille, mais je ne voyais pas vraiment où était le problème. Après tout, son père était dans le bâtiment, non ?
— La Nouvelle-Orléans ne te manque pas ?
— Si, naturellement. Mais j’aime bien vivre ici. J’aime bien ma petite suite au premier. Et j’aime bien Tray. Et j’aime bien tous ces petits jobs qui nous aident à faire bouillir la marmite. Et puis, ce que j’aime par-dessus tout, c’est de ne plus être dans la ligne de mire de mon cher père.
Elle m’a tapoté l’épaule.
— Allez, va bosser et ne te prends pas la tête, a-t-elle enchaîné. Si je n’ai rien trouvé d’ici demain matin, j’appellerai Octavia. Quant à ce Drake, maintenant que je sais de quoi il retourne, je vais lui battre froid. Et Tray aussi. Il est très doué pour ça, Tray : un vrai champion de la tête de dix pieds de long.
— Ce type est très dangereux, Amélia, ai-je insisté.
Je ne savais pas comment lui faire mesurer l’ampleur du danger en question.
— Ouais, ouais, j’ai entendu. Mais, tu sais, je ne suis pas une enfant de chœur non plus. Et Dawson est de taille à se défendre.
On s’est serrées dans les bras l’une de l’autre. J’en ai profité pour faire un petit tour dans la tête de ma sorcière bien-aimée. Chaleur, activité, curiosité... Mais, surtout, des pensées toutes tournées vers l’avenir. Pour Amélia Broadway, pas question de ressasser le passé. On s’est étreintes une dernière fois avant de se séparer.
Sur la route du bar, je suis passée à la banque et j’ai fait un arrêt au supermarché. Après quelques recherches infructueuses, j’ai fini par trouver le tout petit rayon des pistolets à eau. Je me suis décidée pour un lot de deux – le modèle en plastique transparent, un bleu et un jaune. Quand je songeais à la férocité des fées, à leur puissance, alors que je devais déjà m’acharner comme une tarée sur ce satané blister pour réussir à l’ouvrir et en extraire ces deux maudits jouets, ma technique de défense me paraissait d’un ridicule achevé. Pour toute protection, j’allais être armée d’un pistolet à eau en plastique et du sarcloir de ma grand-mère !
Oh, et puis je préférais ne plus y penser. J’ai essayé de faire le vide dans ma tête – j’avais tant à redouter, tant de sujets d’inquiétude... Mais il était peut-être temps de prendre exemple sur Amélia et de me projeter vers l’avenir. Allez, qu’allais-je faire ce soir ? Comment pouvais-je agir concrètement pour résoudre ne serait-ce qu’un de mes problèmes – ou, du moins, essayer ? Comme Jason me l’avait demandé, je pouvais déplier mes antennes dans le bar pour tenter de trouver des indices sur la mort de Crystal. Je l’aurais fait, de toute façon, mais il me paraissait encore plus urgent de traquer ses assassins, maintenant que les menaces pleuvaient de toutes parts. Je pouvais m’armer contre une attaque des fées. Je pouvais rester en alerte pour démasquer un nouveau gang de la Confrérie du Soleil. Et je pouvais aussi tenter de consolider ma défense...
Après tout, j’avais donné un sacré coup de main aux lycanthropes, il n’y avait pas si longtemps. J’étais donc censée être sous la protection de la meute de Shreveport. J’avais également sauvé la peau de Felipe de Castro, ce qui m’avait valu la protection du nouveau souverain vampire de Louisiane. Sans moi, tout grand roi qu’il était, Felipe de Castro n’aurait plus été qu’un tas de cendres. Eric aussi, d’ailleurs. N’était-ce pas le moment rêvé pour me faire renvoyer l’ascenseur ?
Je suis descendue de voiture derrière Chez Merlotte. J’ai regardé le ciel, mais le temps était couvert. La nouvelle lune était passée depuis moins d’une semaine, et il faisait nuit noire. J’ai tiré mon portable de mon sac. J’avais trouvé le numéro de portable d’Eric griffonné au dos d’une de ses cartes de visite à demi glissée sous le téléphone de ma table de chevet. Il a répondu à la deuxième sonnerie.
— Oui.
À son ton, j’ai compris qu’il n’était pas seul (et rien qu’au son de sa voix, j’ai senti un petit frisson dégringoler le long de ma colonne vertébrale).
— Eric...
C’est à ce moment-là que j’ai regretté de ne pas avoir pris le temps de préparer ma plaidoirie.
— Le roi a dit qu’il avait une dette envers moi, ai-je embrayé.
Un peu impudent, et drôlement imprudent, mais le mal était fait, alors j’ai poursuivi :
— Je suis vraiment en danger et je me demandais ce qu’il pourrait faire pour moi.
— Il s’agit de la menace concernant ton aïeul ?
Oui, il y avait bel et bien des gens à côté de lui.
— Oui. Le... euh... l’ennemi a comme qui dirait infiltré ma sphère privée en demandant à Amélia et à Tray de me présenter à lui. Peut-être qu’il ne se rend pas compte que je peux le démasquer, ou peut-être qu’il est très joueur, je ne sais pas. Il est dans le camp des antihumains, alors qu’il est à demi humain lui-même. Je ne comprends pas son attitude.
— Je vois, a murmuré Eric, après avoir marqué une pause significative. Donc, il te faut une protection.
— Oui.
— Et tu la sollicites en tant que...
S’il avait été avec ses propres troupes, il leur aurait dit de débarrasser le plancher pour pouvoir me parler librement. Mais, comme il ne le faisait pas, j’en ai déduit qu’il était avec un des vampires du Nevada : Sandy Sechrest ou Victor Madden, voire Felipe de
Castro en personne – quoique ce soit peu probable : les affaires, bien plus lucratives, que Sa Majesté gérait au Nevada requéraient sa présence quasi permanente sur place. J’ai fini par comprendre qu’Eric essayait de savoir si je lui demandais ça parce que je partageais son lit et que j’étais «sa femme », ou en tant que créancier venant réclamer son dû.
— Je la sollicite en tant que celle qui a sauvé la vie du roi du Nevada et de Louisiane.
— Je vais soumettre cette requête à Victor, puisque, par un heureux hasard, il se trouve justement au bar, ce soir, m’a répondu Eric avec une onctuosité toute diplomatique. Je reprendrai contact avec toi cette nuit.
— Super.
Puis je me suis souvenue combien les vampires avaient l’ouïe fine.
— J’apprécie ton geste, Eric, ai-je donc ajouté pour la galerie, comme si le beau Viking et moi n’entretenions que des relations strictement amicales.
Esquivant mentalement la question de la nature exacte desdites relations, j’ai rangé mon portable et je suis allée bosser dare-dare parce que je m’étais mise en retard. Maintenant que j’avais parlé à Eric, j’étais beaucoup plus optimiste quant à mes chances de survie.
Comme quoi, tout le monde peut se tromper...